À une époque marquée par l’accélération et la nouveauté constante, l’Inde se présente non seulement comme une nation, mais comme un espace hors du temps — une convergence de l’éternel et de l’éphémère, du matériel et du spirituel. Elle est moins un lieu géographique qu’une dimension de l’âme, une énigme culturelle qui continue d’inspirer voyageurs, poètes et chercheurs de sens. Cette énigme est magnifiquement représentée dans le documentaire italien Verso Benares (2022), une méditation visuelle le long du sacré Gange. Plus qu’un film, il devient une interrogation philosophique sur le temps circulaire — une notion qui remet en question la vision occidentale du temps linéaire et invite le spectateur à une expérience cyclique de l’existence.

Verso Benares s’éloigne de la forme narrative conventionnelle, adoptant une structure circulaire qui reflète à la fois le flux éternel du fleuve et le rythme de la cosmologie indienne. Ce choix narratif permet au spectateur de pénétrer dans le paysage culturel et spirituel de l’Inde sans les contraintes de la chronologie, comme si le temps lui-même avait cédé la place à la présence.

Cette approche trouve un écho dans les écrits de l’auteur français Pierre Loti, notamment dans ses réflexions sur l’Inde, telles que celles de L’Inde (sans les Anglais). Plutôt que d’offrir un carnet de voyage structuré, Loti compose une série d’impressions poétiques, oniriques et évocatrices. Son Inde n’est pas documentée : elle est ressentie. À l’instar du film, son œuvre dissout la temporalité linéaire et invite le lecteur à dériver dans un monde suspendu.

Le documentaire et les textes de Loti suggèrent tous deux que l’Inde ne possède pas simplement une histoire : elle est l’histoire, vécue de manière cyclique plutôt que chronologique. Les événements et les rituels rencontrés ne sont pas des jalons du progrès, mais des échos du retour éternel, des variations d’un même thème sacré rejoué dans des tonalités différentes.

Au cœur de cette vision du monde se trouve le concept indien de Samsara, le cycle sans fin de la naissance, de la mort et de la renaissance. Le temps, dans cette philosophie, n’est pas une ligne droite mais une roue — un cercle ininterrompu où chaque vie est à la fois une répétition et un renouveau. Le film ne présente jamais ce concept de manière didactique, mais l’évoque à travers ses images : les chants, le feu, l’eau, les visages en méditation — autant d’éléments d’un rythme plus profond, réfractaire à toute mesure.

En opposition à l’obsession moderne pour l’urgence et la documentation, Verso Benares propose une pause contemplative. Ses images s’attardent sur les gestes silencieux des pèlerins, la fumée qui s’élève des foyers sacrés, le déroulement lent des rituels. Ce ne sont pas de simples choix esthétiques : ce sont des prises de position philosophiques. Loti, lui aussi, s’arrête sur des détails apparemment insignifiants : une lueur, l’ombre d’un temple, le mouvement de l’air. Dans ces détails réside la substance métaphysique du voyage.

En fin de compte, le film et les écrits de Loti offrent des voies alternatives pour appréhender l’Inde — et pour comprendre le temps lui-même. Plutôt qu’expliquer ou analyser, ils invitent. Ils ouvrent des portes vers d’autres dimensions, où la présence compte plus que la séquence, et où le passé n’est pas derrière nous, mais à nos côtés. En cela, ils ne sont pas seulement des œuvres d’art, mais des outils de méditation — des guides silencieux vers un monde au-delà de l’histoire.